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Filles de la Walïlü – Cécile Roumiguière

Sur la presqu’île de Iurföll, ce sont les femmes qui gouvernent, qui exercent tous les métiers et qui sont libres de choisir leurs amours, alors que les hommes partent en mer, à la pêche. Dans cette société matriarcale très sereine, Albaan se languit de son père qui lui raconte les histoires de la Walïlü, une créature mystérieuse qui la fascine. Mais bientôt, la vie joyeuse de la presqu’île se fissure quand une femme au visage ravagé s’installe et répand des rumeurs de malédiction sur Albaan et sa famille…

La sublime couverture réalisée par Joanna Concejo retranscrit parfaitement l’ambiance singulière du nouveau roman de Cécile Roumiguière : un univers entre le sel de l’eau et les bruits froissés ou inquiétants de la forêt, teinté d’une magie que l’on devine dans ce paysage aussi beau que mystérieux. Si la presqu’île de Iurföll est une invention, le roman s’inscrit pourtant dans notre monde actuel, et vient piocher dans des sociétés de femmes existantes de par le monde pour créer celle dans laquelle vit et grandit Albaan. Une société matriarcale absolument passionnante, coincée entre ses traditions tenaces et sa volonté de modernité, qui met hommes et femmes sur le même pied d’égalité mais qui se construit, il est vrai, sur la femme, la seule présente sur la terre ferme tandis que les hommes partent pêcher sur de longues durées. Et malgré la relative tranquillité dans laquelle vit tout ce petit monde, l’arrivée d’une femme étrange va bouleverser toute la communauté pourtant très soudée.

Cécile Roumiguière nous subjugue par son écriture envoûtante, dépaysante, poétique et délicate, qui nous plonge dans un univers à la lisière du fantastique et nous fait rencontrer des personnages remarquablement construits, intrigants et inoubliables. Vous vous en doutez, le roman est profondément féministe et aborde ainsi de nombreuses questions sur le rapport au corps, sur la sexualité, mais il est également l’écho de bien d’autres questionnements, plus écologiques ou éthiques. Mais c’est aussi et surtout le récit d’une vengeance, d’une famille, de l’intime et du parcours d’une jeune fille alors qu’elle grandit. Un roman ambitieux, magique, qui nous enchante comme un conte et nous passionne comme un magnifique récit de vie. L’un des plus beaux romans de cette rentrée d’hiver. ❤

Filles de la Walïlü, Cécile Roumiguière (L’école des loisirs)
collection Médium +
disponible depuis le 5 février 2020
9782211305297 – 15,50€
à partir de 13 ans
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Long way down – Jason Reynolds

Lorsqu’un type se fait flinguer dans le quartier de Will, il y a trois lois à respecter :
1 – Ne pas pleurer.
2 – Ne pas balancer.
3 – Se venger.
Quand c’est son frère qui se fait descendre, Will sait exactement ce qu’il doit faire.

★★★★☆

Se venger. Ouaip, tu as bien lu. Dans le quartier de Will, c’est œil pour œil. Un mec qui se fait buter = un autre mec qui se fait buter = encore un autre qui se fait buter… tu vois le topo. Ce jour-là, c’est Shawn qui se fait abattre au beau milieu de la rue. Il était parti faire une course pour sa mère et BAM ! Mort. Évidemment, personne n’a rien vu. Encore moins quand c’est la flicaille qui pose la question. Pourtant, Will sait qui a tué son frère. Il n’a même pas besoin d’y réfléchir. Juste le temps de prendre un gun et le voilà en route pour sa vengeance. Dans l’ascenseur qui l’emmène au rez-de-chaussée de son immeuble, pendant les soixante secondes de la descente, Will n’a plus que cette idée en tête. Mais comme un coup du sort, la machine s’arrête à chaque étage. Et à chaque étage, quelqu’un monte. Des souvenirs, des fantômes du passé, tous assassinés, tous victimes de ces trois lois.

Une histoire terrible mise en vers par Jason Reynolds, un auteur et poète américain très prolifique que nous découvrons seulement chez nous avec cet excellent roman. On ne peut que saluer le choix d’Insa Sané (slameur et auteur que vous connaissez forcément pour sa Comédie Urbaine chez Sarbacane) pour la traduction, qui retranscrit toute la musicalité et la singularité de la poésie de Jason Reynolds. Un roman d’une grande puissance émotionnelle grâce à ce huis-clos oppressant qui laisse Will aux prises avec les fantômes de son passé, avec ses doutes, son désir de vengeance. Un huis-clos également glaçant, par les témoignages de tous ces proches assassinés, et qui nous laissera juge de l’issue de cette spirale de violence et de vengeance. Un roman social que Jason Reynolds dédie à tous les jeunes gens incarcérés aux États-Unis, qui n’ont pas su briser le cercle vicieux de leur violence quotidienne. Puissant !

Long way down, Jason Reynolds, traduit de l’anglais par Insa Sané (Milan)
disponible depuis le 3 avril 2019
9782408004736 – 15,90€
à partir de 14 ans
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Dix – Marine Carteron

Dix. C’est le nombre de participants à une émission de télé-réalité novatrice qui se déroulera dans un manoir perdu sur une île. Sept adolescents, entourés de trois adultes, vont participer à une sorte d’escape game littéraire où le but du jeu n’est pas seulement de résoudre l’énigme…mais de s’en sortir vivant !

★★★★☆

Quand ils nous promettent un « clin d’œil sanglant » aux Dix petits nègres d’Agatha Christie, les éditions du Rouergue ne mentent pas sur la marchandise ! Marine Carteron reprend la trame de ce célèbre roman pour nous proposer une histoire de vengeance moderne. Certains ne seront donc peut-être pas surpris par le déroulé du récit, les autres auront le plaisir de découvrir et assister à un huis-clos macabre et malsain dans lequel tous les personnages ont des choses à se reprocher. Mais tout le monde s’accordera sur l’efficacité du récit et le rythme – des chapitres courts et des changements de personnages qui s’enchaînent – qui ne nous fait pas lâcher le roman !

Amateurs d’hémoglobines, vous serez servis ! Marine Carteron rivalise d’imagination – tout en s’inspirant de contes et de mythes, éléments importants de cette histoire – pour décrire les tourments de ces dix coupables. Des descriptions sans fard, qui risquent de vous donner quelques renvois, soyez-en avertis ! En tous cas, et sans vous révéler la teneur des raisons du supplice de ces dix personnages aux types très marqués, il est captivant de découvrir peu à peu ce dont ils sont tous coupables, la façon dont chacun essaye de se dédouaner de ses crimes ou de vivre avec cette culpabilité. Marine Carteron est vraiment très forte pour nous tenir en haleine et nous inciter à tourner les pages jusqu’à connaître le fin mot de son histoire (même si c’est l’heure de dodo depuis longtemps !).

Dix est un roman sans complaisance, pour les tortionnaires, bien sûr, mais aussi pour ceux qui ont laissé faire. Cru et cruel, le roman aborde des thématiques actuelles très fortes et, en ce sens, la libre adaptation fonctionne très bien. On prend un certain plaisir – un peu coupable, ok – à se délecter du châtiment réservé à tous ces personnages retors que vous allez vite trouver détestables. Alors, vous vous laissez tenter ?

Dix, Marine Carteron (Le Rouergue)
collection DoAdo Noir
disponible depuis le 20 mars 2019
9782812617324 – 14,80€
à partir de 14 ans
Son
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Tous les bruits du monde – Sigrid Baffert

Italie, 1905. Pour venger son honneur, Graziella s’apprête à tuer son ex-fiancé Anthelmo. Enceinte jusqu’aux yeux, elle le regarde en épouser une autre, avant de viser son cœur… Condamnée pour ce meurtre, Graziella se retrouve en prison et attend son jugement, jusqu’au jour où un tremblement de terre lui offre la fuite. Une vie nouvelle s’offre à elle, mais les démons du passé ne sont jamais loin…

★★★★★

Pour ceux à qui manquait un grand roman d’aventure : voici Tous les bruits du monde ! Un destin de femme, une histoire d’amour gâchée, un honneur à laver plus important que la vie elle-même, une malédiction, des éléments qui se déchaînent, des traversées en bateau et des découvertes fabuleuses, il se passe tout cela, et bien plus encore dans le nouveau roman de Sigrid Baffert, qui nous transporte dans l’Italie et la France du début du XXème siècle. On notera d’ailleurs tout le travail de documentation pour ce roman historique où des événements réels côtoient les inventions de l’époque et quelques grandes figures des début du cinéma. Des détails et des clins d’œil qui n’éclipsent certainement pas l’aventure palpitante de Graziella et de son frère Baldassare qui vont tous deux fuir leur Italie natale pour rejoindre la France, où ils espèrent non seulement échapper aux représailles de leur départ mais également retrouver leur frère aîné, Tommaso, disparu mystérieusement voilà des années… Mais si la chance semble sourire à cette fratrie qui accueillera très vite l’enfant illégitime et non désiré de Graziella, le passé et le danger sont clairement à leurs trousses.

Un roman captivant, porté par une plume sensible et exigeante, qui, au-delà de l’aventure et de l’histoire d’une vengeance familiale, aborde aussi des thèmes beaucoup plus rares dans ce genre mais qui offrent de passionnantes explorations de l’humain : l’amour maternel, ou plutôt ici son absence ; la surdité et comment, voilà plus d’un siècle, on traitait les jeunes sourds ; et l’exil, grande question d’actualité s’il en est. Les personnages sont admirables dans leur construction, à commencer par Graziella, aussi vulnérable que déterminée, en proie à un conflit autant physique qu’émotionnel et Baldassare, le frère funambule, véritable soutien pour sa sœur, qui navigue entre l’espoir et le pragmatisme. Et puis César, le frère d’Anthelmo, un personnage diablement angoissant, qui étend son ombre menaçante sur tout le roman…

Tous les bruits du monde, c’est le souffle de la liberté, la richesse d’une époque, des personnages, et toute l’émotion d’un grand roman d’aventure.

Tous les bruits du monde, Sigrid Baffert (Milan)
disponible depuis le 22 août 2018
9782745997685 – 15,90€
à partir de 13 ans
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Samedi 14 novembre – Vincent Villeminot

Une lecture qu’on redoute, à cause de sa thématique. Bien sûr à la réflexion la réticence s’amoindrit car on sait que Vincent Villeminot maîtrise ses sujets et que Tibo Bérard est minutieux même dans l’intensité, alors qu’est-ce qu’on risque ?

samedi14novembre

Le vendredi 13 novembre, B. perd son frère Pierre. Après un moment d’errance, il reconnait l’un des terroristes dans le métro et décide de le suivre. Prêt à tout, perdu dans son chagrin et ses incompréhensions il va s’adonner à l’expérience malheureuse de la vengeance…

★★★★★

Le rôle de leur vie

« mon frère Pierre est mort » et « l’Arabe », ces mots seront répétés de nombreuses fois par B. comme les litanies d’un homme fermé qui n’a pas encore la force de voir au-delà de son propre obscurantisme. Retranché chez sa soeur dans le nord, le présumé terroriste (on évite les conclusions trop hâtives dès le début du roman) sera séquestré par B. Ce qui suit ne sera que le théâtre de l’absurdité d’une violence arrivée trop tôt et par erreur dans la vie d’un homme. Un acte sauvage pour un acte sauvage. En attaquant dans leur foi cette fratrie dans des scènes qui coupent le souffle, B. devient l’ennemi à son tour. Les deux hommes ne semblent plus si différents désormais.

« Alors elles faisaient peur, les victimes ? Elles feraient peur, davantage que pitié ? »

C’est être témoin de leur plongée dans l’inconnu qui l’est. Mais les bêtes redeviennent des hommes, aussi au fil du roman B. devient Benjamin et l’Arabe Abdelkrim al-Raqiq. Benjamin vomit et Abdelkrim se souille : doit-on y voir la fuite de leur haine ? Benjamin semble reprendre sa forme humaine en donnant son prénom à Layla, la cadette al-Raqiq qu’il a humiliée et torturée.

Layla, meilleur espoir féminin
« S’il y a un problème avec l’islam en France, c’est toujours pour nous…les filles »  (Layla)

Elle a été la victime facile de Benjamin. Prise d’assaut dans la cage d’escalier de l’immeuble elle a d’abord cru aux prémices d’un viol avant de réaliser qu’elle allait devenir la cible des actes causés par son frère. Son sang-froid est bouleversant : elle a subit en silence les avilissements de B. De l’ingestion de porc en passant par la nudité forcée devant une caméra, elle est restée drapée dans la dignité et le calme. Après l’orage dans la tête de Benjamin, les excuses, les remords et les discussions sont engagés. Autant de compréhension et de recul dans un si petit corps me sidère. Elle semble pouvoir désamorcer tout ce qui est susceptible d’être sauvé, y compris Benjamin. Toute la définition de l’espoir réside en Layla.

Les figurants

Le choix d’exploiter ce lendemain du point de vue des anonymes est éminent : de la jeune étudiante au vieux barbu de la gare en passant par une infirmière, un père, tous se questionnent et ignorent comment agir. Des inconnus qui nous ressemblent et qui essaient, chacun apportant une perspective différente.

« Est-ce ça qu’ils attaquent, vraiment ? Le fait de rire, de boire, de mettre des robes légères, d’aller à un concert, en terrasse, de danser ? Vraiment ? Est-ce si subversif ? Ça les empêche de quoi, ces salauds ? D’être purs ? Elle ne sait pas. Elle est un peu perdue. »  (Ninon)
La prochaine séance…

…c’est vous qui en décidez. Comme un dvd qu’on regarde chez soi, cette lecture-visionnage est intime et Vincent vous laisse la télécommande. Les chapitres sont composés de 5 grands actes chacun contenant une part douloureuse, entrecoupés d’entractes qui nous permettent de reprendre notre souffle. Et quelquefois en pleine action, des arrêts sur image, des pauses minutieusement choisies. Si bien que nos questions pleines d’inquiétudes ont à peine le temps d’émerger que la réponse est déjà écrite. Et le générique de fin : les crédits de l’auteur qui lui aussi, apporte sa perspective à l’édifice.

Samedi 14 novembre, Vincent Villeminot(Sarbacane)
collection Exprim’
disponible depuis le 2 novembre 2016
9782848659220 – 15,50€
à partir de 14 ans
Discussion
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Les Géants – Benoît Minville

Sur la côté basque, deux familles d’indomptables vivent avec le poids des secrets et leurs vieilles histoires de clans. Mais César, dit le Fauve un mafieux désormais antique tout droit sorti de 20 ans de prison revient avec de lourds secrets et avec la ferme intention de régler ses comptes…

On vous présente les Géants ?

lesgeantsAuguste est un patriarche, marin pêcheur,fils de César et époux d’une femme délicieuse, Enora. Marius, son fils surfe autant qu’il le peut : le rêve de l’évasion est ancré dans sa chair. Sa soeur Alma essaie perpétuellement d’exister dans cette famille aux rudes traditions. Mais elle a son petit secret, Alma, de celui qu’on cache pour son bonheur égoïste mais aussi par crainte des représailles : son idylle avec Estéban. L’ami d’enfance et le frère de coeur de Marius. Il faut dire que celui-ci n’a pas une vie facile : son petit frère Bartolo est autiste, leur père Henriko l’accepte avec difficulté tandis que son mariage est tombé dans la monotonie et que la situation financière de sa famille est inquiétante. Les voilà les Géants, d’un paternel à un autre, d’un fils à l’autre : on se serre les coudes contre la rudesse de la vie. Et faire front contre le Fauve, va devenir une priorité.

Bah m*#?&% alors, quel roman ! Marius et Estéban partagent une passion pour le surf, n’ont pas forcément un avenir plaisant à contempler : entre ouvrier et pêcheur, le peu de choix qui leur sont offerts les font rêver d’ailleurs. Marius a acheté un vieux coucou de voilier, le « Lord Jim », qu’il entreprend de retaper avec vigueur pour prendre le large et échapper à son quotidien. Quant à Estéban, et bien vivre une histoire d’amour avec Alma même s’il va au devant d’ennuis n’est-elle pas la plus belle preuve qu’il tente de poursuivre le bonheur ?

Les personnages sont si humains que l’intensité de leurs sentiments nous poussent à vivre pleinement leurs joies, leurs peines mais également leurs peurs…L’orgueil est assez présent, nous sommes tentés de juger sévèrement les actes de chacun. Par exemple le comportement d’Henriko envers l’autisme de son fils Bart, est à la limite de l’intolérance mais finalement au fil des pages on ressent la souffrance de cet homme et la tension redescend. Ce schéma est similaire pour chaque personnage, on se prend à les aimer comme si nous étions partie intégrante de cette grande famille d’âmes torturées en quête de sérénité. Qu’il est hard de vivre.

L’écriture de Benoît est tapageuse, aussi dévastatrice que la vague qui immerge les Géants, du brut de décoffrage qui nous laisse complètement coi. Un auteur qui sait écrire le goût métallique de la rancoeur avec pétulance. Un roman qui vous aspire dès les premières pages et vous recrache à la fin, interdits.

Well done Monsieur Minville.
Reste punk, bisou.

Pour illustrer musicalement le roman du très joli Benoît Minville : quoi de plus normal de mettre la bande-son qu’il a choisi pour son roman ?

Les Géants, Benoît Minville (Sarbacane)
collection Exprim
sorti en novembre 2014
9782848657561 – 15.50€
à partir de 13 ans